Aldo Leopold, le chasseur qui pensait comme une montagne

Les plumes de Richard
date 17 octobre 2022
author Richard sur Terre

Lorsqu’au milieu du XIXème siècle, le philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882) lance devant ses étudiants un vibrant appel à s’affranchir de la philosophie européenne pour forger une pensée américaine, pouvait-il deviner qu’il inspirerait une philosophie américaine de l’écologie ? Alors que la conquête de l’Ouest sauvage s’achève, des consciences appellent à protéger une nature en pleine mutation. Trois plumes vont faire entendre les voix des montagnes, prairies et forêts sauvages. Ces trois mousquetairse du wilderness américain, pères de la pensée naturaliste américaine, ne sont autres que Henry David Thoreau (1817-1862), John Muir (1838-1914), et enfin Aldo Leopold (1887-1948). Celui qui pensait comme une montagne allait faire connaître sa plume à titre posthume, mais son plaidoyer pour une nature protégée demeure intemporel.

Texte : Guillaume Calu

Originaire de Burlington dans l’Iowa, Aldo Leopold se passionne très tôt pour la biodiversité. Naturaliste épris de chasse et de pêche, il entame des études de sylviculture à l’université Yale puis obtient sa maîtrise de sciences en 1909. Employé pendant 19 ans par le service forestier américain, il travaille à la préservation des massifs forestiers dont on lui confie la gestion en Arizona et au Nouveau-Mexique. En 1928, il quitte le service forestier pour travailler en tant que consultant en environnement. En 1933, il entame une carrière universitaire et devient professeur d’économie agricole à l’université du Wisconsin-Madison.

Propriétaire dès 1933 d’une ferme de 80 acres au cœur du Wisconsin, son terrain sablonneux épuisé par la surexploitation agricole lui inspire un constat amer face à la destruction des grands espaces sauvages. C’est sur ses terres, où il mène une vie sereine au rythme des saisons, qu’il puise l’inspiration de son best-seller « Almanach d’un comté des sables« . Cet ouvrage à la fois poétique et visionnaire mêle récits naturalistes, cynégétiques et essais éthiques sur la conservation de la nature. Sa publication en 1949 fit de lui un des penseurs de la biologie de la conservation aux Etats-Unis. Hélas, sa renommée sera posthume. Aldo Leopold meurt tragiquement en 1948 lors de l’incendie de forêt qui frappe son domaine. Ironie du sort, en ce chaud mois d’avril qui suit un hiver sec, ce sont les arbres qu’il avait plantés pour régénérer ses terres dégradées qui partiront en fumée.

Décentraliser la nature

Très tôt dans sa carrière, Aldo Leopold assiste aux dégradations provoquées par l’artificialisation fulgurante et la sur-fréquentation touristique des paysages naturels américains. La conquête pionnière de l’Ouest sauvage s’est achevée, et les Etats-Unis se modernisent au détriment de leurs paysages naturels. La terrible prophétie d’Alexis de Tocqueville s’accomplit brutalement. « Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups » [1] Ce « nouveau monde » que les tronçonneuses et bulldozers font jaillir au milieu de la grande prairie ne sont pas les seules menaces qui inquiètent Aldo Leopold. La société des loisirs, en plein essor, frappe ses concitoyens d’amnésie écologique. Quel automobiliste pressé de profiter de son « coin de nature » surpeuplé se soucie du silphium bordant l’autoroute [2], au crépuscule de son règne depuis que le surpâturage a remplacé les bisons ?

Chasseur tout au long de sa vie, Aldo Leopold conçoit précocement la nature comme un ensemble d’organismes connectés. Une approche systémique qui ne place pas l’homme au centre de la dynamique, mais l’inclut comme maillon d’un réseau complexe. Il serait alors tentant de lire entre les lignes la notion d’écosystème. Or Aldo Leopold, qui ne la formule pas directement, n’en est pas l’inventeur. Ses propres réflexions maturent alors qu’à la même époque en 1935, le botaniste Sir Arthur George Tansley emploie le premier ce terme dans la revue Ecology [3]. Il faut croire que la même réflexion systémique inspire Leopold et Tansley. Mais si Tansley l’expose de manière académique, Leopold l’explore à travers ses propres souvenirs de chasseur naturaliste. Mieux encore, il n’a de cesse de souligner les biens matériels et services spécifiques que nous fournissent les écosystèmes. Sous sa plume, la forêt apparaît comme source de bien-être psychologique. Aldo Leopold pense déjà les « services écosystémiques » que nous offre la forêt.

L’homme parcourant la nature tire de son environnement ressources matérielles et sérénité. Un sentiment décrit par Emerson au contact du monde sauvage, qui en puisait « quelque chose de plus cher, de primordial » cruellement absent des centres urbains [4]. Emerson y voit une révélation religieuse, une sorte d’esprit spirituel ou Geist hégélien. Mais chez Aldo Leopold, la vision holistique de l’homme dans la nature se veut plus rationnelle que spirituelle.

Demeure néanmoins cette sensation de pureté au contact de la nature, une révélation du « vrai » que le langage des sciences naturelles nous enseignerait. Nous ne sommes pas pour autant dans l’Emile de Rousseau. Et si Aldo Leopold nourrit une nostalgie face à cette nature qui s’efface, il souhaite au contraire que s’éveillent les consciences de ses contemporains. Nous sommes à la fois la cause et la solution face à ce déclin. En tant que facteurs biotiques au sein des écosystèmes, il nous faut donc apprendre à pondérer notre empreinte, et penser comme une montagne.

Un chasseur qui pense comme une montagne

La pensée d’Aldo Leopold se révèle dans un texte central de l’Almanach : « Penser comme une montagne ». A travers ce récit mêlant essai écologique et autobiographie, Aldo Leopold relate comment au début de sa carrière de forestier, il participa à l’éradication de populations de loups afin de favoriser l’abondance des cerfs et la protection des troupeaux. Il était alors question de destruction administrative du prédateur, comme ce fut le cas en France au XIXème et XXème siècles.

Pour Aldo Leopold, quelque chose d’inattendu se manifeste alors qu’après avoir tiré une louve, lui et son groupe rattrapent l’animal agonisant. « Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une flamme verte s’éteindre dans ses yeux » [5]. Cet épisode va profondément marquer le jeune forestier. Si la disparition du loup signifie plus de grand gibier (ce dont il se réjouit dans un premier temps, chasseur passionné qu’il fut toute sa vie), elle donne aussi le signal d’une cascade trophique au sein de l’écosystème. Les populations de cerfs explosent, au détriment des jeunes pousses et de la survie même de la forêt. L’équilibre écologique visé est rompu par le vacillement de tout un réseau trophique. Une situation qui n’échappe pas au regard observateur du forestier Leopold.

Ce récit rappelle forcément les articles sur les loups du Parc National de Yellowstone. Cependant, le lecteur initié à l’écologie écosystémique ne manquera pas de demeurer prudent à ce sujet. Car Aldo Leopold reste avant tout un scientifique, et cette expérience se limite au déséquilibre d’un écosystème local. Néanmoins, fort de ses observations, Aldo Leopold publia en 1931 un rapport d’enquête sur le gibier [6] dans lequel il propose une gestion équilibrée de la faune sauvage. Et s’il fut peu écouté de son vivant, il n’en resta pas moins respecté par les services forestiers. Ce virage vers une régulation modérée cherchant à atteindre un « équilibre » déterminé au sein des écosystèmes marquera une rupture avec les prélèvements excessifs du XIXème siècle. Aux Etats-Unis, firent rage la destruction de la grande prairie, les bisons décimés, le Pigeon migrateur exterminé [7]. En France, nous connûmes le massacre organisé des Macareux moines sur les Sept-Îles, qui entraîna une poignée d’ornithologues-chasseurs sur le même cheminement militant qu’Aldo Leopold.

L’équilibre en toute chose

Chasseur passionné et naturaliste chevronné, Aldo Leopold n’eut de cesse de critiquer les perturbations humaines dégradant la nature américaine. Son éthique écologique pourrait être qualifiée d’interventionniste ; pour garantir le maintien des services écosystémiques, il recommande la conservation et la protection active d’espaces sauvages. Il en va ainsi de son texte « Danse céleste » tiré de l’Almanach : « La bécasse est une réfutation vivante de la théorie selon laquelle l’utilité du gibier à plumes se réduit à servir de cible » [5]. Pour jouir encore demain du spectacle du croule de la bécasse, et savourer sa chair au coin du feu, il convient pour Leopold de gérer correctement les populations locales. Un message qui peut paraître évident de nos jours, mais encore novateur dans la première moitié du XXème siècle.

Afin de parvenir à cette préservation des services écosystémiques, l’homme doit inévitablement être inclus dans cette approche systémique. Car si Aldo Leopold décentralise la place de l’homme dans la nature, il ne l’en exclut nullement. Penseur comme John Muir du concept de « wilderness » [8], il entend préserver les territoires sauvages sans en interdire l’accès : l’homme y « est tout au plus un visiteur qui ne reste pas » [9]. C’est probablement la différence fondamentale entre l’Almanach et la philosophie actuelle du « rewilding » qui arrache progressivement l’homme des espaces naturels.

Pourtant, Aldo Leopold déplorait l’attraît touristique grandissant (et perturbateur) de cette « wilderness » auprès de la société des loisirs américaine. Mais l’éthique de la conservation de la nature selon Leopold inclut aussi une nuance philanthropique. Elle ne sépare pas l’homme et la nature mais cherche à nous réconcilier, nous rappelant que chaque maillon de l’écosystème est aussi fragile qu’important. Une leçon naturaliste faite de raison, pour mieux vivre avec, et non contre la nature. A la fois modeste et savant, Aldo Leopold nous invite à vivre la nature, tout simplement.

Notes :

[1] de Tocqueville, A. « De la démocratie en Amérique », tome premier, 1840.

[2] Il s’agit notamment du Silphium (Silphium perfoliatum) qui depuis l’époque d’Aldo Leopold a repris en vigueur, devenant même localement espèce invasive. A ne pas confondre avec le Silphium antique, plante médicinale perdue, considérée comme éteinte en Europe et qui fut elle aussi victime de sur-exploitation comme du sur-pâturage.

[3] Tansley, A.G. (1935). The use and abuse of vegetational concepts and terms. Ecology, 16, p. 284-307.

[4] Emerson, R. W. «  Nature » , 1836.

[5] Leopold, A. « Almanach d’un comté des sables », 1949.

[6] Leopold, A. «  Report on a Game Survey of the North Central States », 1931.

[7] Le Pigeon migrateur (Ectopistes migratorius) – espèce éteinte – était un Columbidé dont les effectifs avant colonisation de l’Amérique du Nord auraient atteint plusieurs milliards d’individus. L’espèce fut anéantie en quelques décennies par les cultivateurs, qui la considéraient nuisible aux cultures lors de ses grands vols migratoires.

[8] Arnould, P.; Glon, E. (2006). Wilderness, usages et perceptions de la nature en Amérique du nord. Annales de géographie, 649, p. 227-238.

[9] Wilderness Act, 1964

Les Nouveaux Prédateurs

Comment ils menacent les hommes sans protéger les animaux ?

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2 Commentaires :
  1. Geoffrey HENAUX
    18/10/22

    Très bel article, merci !

  2. Palenzuela
    25/10/22

    Magnifique .

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