Le fantasme du blaireau dératiseur

Les plumes de Richard
date 10 octobre 2022
author Richard sur Terre

Le Blaireau eurasien, ou Meles meles de son nom binominal, est un Mustélidé fort bien connu du grand public. Surnommé « petit ours des bois » en raison de son faciès de peluche, ce pseudonyme sympathique sans aucun fondement taxinomique témoigne à lui seul de l’empathie de nos contemporains pour l’animal. Maître Tesson n’en demeure pas moins un animal sauvage. Grand gourmand, il ne manque pas de faire bombance des nombreuses ressources que lui offre la nature. Pour autant, les réseaux sociaux n’ont pas manqué de revisiter son régime alimentaire, en faisant désormais de lui un régulateur spécialiste du rat taupier (ou campagnol terrestre). A tort ou à raison ? Il est grand temps de remettre un peu d’ordre dans tout ça.

Texte : Guillaume Calu

S’il fallait résumer en un seul mot le régime de notre cher blaireau, nous n’aurions aucune hésitation : omnivore, sans l’ombre d’un doute. Et pour cause, ce grand dadet n’est pas capable de prédation active. En effet, contrairement à la plupart de ses cousins de la famille des Mustélidés, Maître Tesson est un piètre chasseur. Il n’est pas adapté à la poursuite d’une proie et doit se rabattre sur des ressources plus faciles à capturer. Etant donné qu’il n’est pas non plus capable de chasser efficacement à l’affût, notre Blaireau se contente de jouer les « cueilleurs » en récoltant tout ce qui se présente facilement à portée de gueule.

Son menu ordinaire comprend donc aussi bien des Végétaux que des proies faciles : des Invertébrés adultes ou des larves, voire à l’occasion quelques Vertébrés capturés sans trop de difficultés. Mais pourquoi se limiter à un tel régime, alors que ses cousins Mustélidés comme la Martre ou la Loutre sont d’excellents chasseurs ? Examinons de plus près sa morphologie. Un prédateur actif doit pouvoir poursuivre sa proie afin de la mettre à mort. Le blaireau peut certes galoper, mais il n’utilise cette allure que rarement (surtout lorsqu’il prend peur) et se limite à de courts trajets. Point de vue cinétique, sa vitesse au galop est comprise entre 25 à 30 km/h. Autant dire que dans ces conditions, une proie suffisamment véloce peut lui échapper. A titre de comparaison, un lièvre peut s’enfuir à plus de 60 km/h !

N’espérez pas non plus qu’il bondisse sur une proie après un long affût à la manière du renard mulotant dans les prés. Le blaireau sait sauter, mais ce comportement se limite à franchir un obstacle bas, ou bien lors des phases de jeux sociaux. Pourtant, les griffes du blaireau lui permettent de grimper aux troncs d’arbres ! N’exagérons rien, il n’aura en aucun cas l’agilité d’une martre des pins. De plus, sa vue n’est pas si perçante que cela. Maître Tesson distingue surtout les contrastes, alors que les détails lui échappent. Il arrive ainsi qu’il se fasse surprendre même par des humains dont le vent aura caché leur odeur ! De plus, s’il est sensible aux mouvements, il risque de repérer malgré tout au dernier moment sa proie en fuite. Trop tard …

Bref, si le Blaireau ne peut pas chasser ni activement ni à l’affût, que lui reste-t-il ?

L’opportunisme. Ou pour mieux dire, la chance de tomber sur une proie facile à déterrer ou occupant déjà les galeries de son terrier. Les souterrains qu’il creuse sont là son seul « terrain de chasse ». Et chez lui, Maître Tesson peut se révéler un tueur chevronné ! Mais nous y reviendrons plus tard. En attendant, de quoi se compose principalement son régime alimentaire ? Pour le savoir, il existe plusieurs méthodes, comme la dissection minutieuse de ses crottes (appelées « laissées »). Mais aujourd’hui, les analyses ADN par metabarecoding permettent d’approfondir ces études et d’identifier au plus près les espèces consommées. De même, les collisions routières permettent parfois l’étude des contenus stomacaux. L’état de digestion beaucoup moins avancé du bol alimentaire simplifie alors les déterminations. Les différents résultats collectés à l’échelle européenne sont formels : les blaireaux n’ont pas les mêmes comportements alimentaires selon les zones d’études ! Ce qui est bien un indice d’opportunisme alimentaire en fonction des ressources disponibles, et non d’un comportement de prédateur spécialiste.

Quelle est pour autant la proie de prédilection des blaireaux ? Les lombrics. Et principalement deux espèces d’Annélidés : Lombricus terrestris et L. rubellus. Leur présence dans les laisséss et contenus stomacaux est variable, selon la qualité du sol. Mais elle peut atteindre jusqu’à 97% des proies dans les massifs forestiers ! Cette consommation de lombrics colle parfaitement avec l’opportunisme du blaireau, les Annélidés étant des proies faciles à chasser. Et les lombrics représentent une biomasse abondante, surtout en hiver, que même les Buses ne négligent pas ! En définitive, la consommation de lombrics est soumise à trois facteurs principaux : la saisonnalité (plus en hiver-printemps, moins en éte-automne), l’aridité du sol (défavorable aux lombrics) et la disponibilité d’autres ressources alimentaires plus faciles d’accès ou plus abondantes. Par exemple, Rodriguez & Delibes (1992) suggèrent que plus le sol est aride, moins il y a de lombrics en surface, plus le Blaireau se reportera sur d’autres ressources alimentaires. En Espagne, les sols moins favorables aux Annélidés font chuter la consommation de lombrics à 27-38 % du volume ingéré. A l’inverse, les jardins et pelouses de terrains sportifs arrosées durant l’été ont pu conserver d’importantes populations de lombrics, et sont susceptibles d’attirer Maître Tesson.

Pour remplir ses besoins nutritifs, le Blaireau parcourt un vaste territoire, qu’il visite selon les ressources disponibles. S’il ne chasse pas activement, il va cependant établir des terriers secondaires au plus loin de son domaine, à portée de chaque ressource en nourriture exploitée. En zone céréalière, il va donc aussi prospecter à la bonne saison les champs de maïs, de blé, d’orge ou d’avoine. Les vergers, oliveraies et vignes l’attirent également, et il est fréquent de retrouver toutes sortes de fruits sauvages à son menu. Le Blaireau est un sacré frugivore : églantier, cerisier, alisier, olives, figues, pommes, prunes, raisins, baies de genévrier, noix … qui seront consommées surtout en été, saison d’abondance.

En Italie, cela peut représenter 40-70 % volume ingéré ! Les climats méditerranéens favorisent une production de fruits plus étalée dans l’année que dans les climats septentrionaux. Aussi le régime alimentaire du Blaireau s’y révèle plus frugivore. En Lombardie, les fruits comptent pour 93-100% du volume ingéré l’été, contre 60% de châtaignes l’hiver ! Dans les Préalpes, par exemple, les oliveraies sont visitées toute l’année. Les fruits tombés au sol se décomposent lentement et fournissent une nourriture régulière du moment qu’ils ne sont pas ramassés. A l’inverse, plus on remonte vers le Nord, plus les pourcentages fruitiers de volumes ingérés s’effondrent. En Ecosse, situation extrême inverse, avec plus que 10 % de fruits consommés retrouvés dans les laissées à la belle saison.

Omnivore soumis à la saisonnalité, donc. Mais qu’en est-il des proies parmi les Vertébrés ? Notons tout d’abord un rappel utile : le blaireau est un opportuniste. Il ne chassera que si l’occasion de croquer une proie facile se présente. Et de préférence dans son domaine souterrain où il règne en maître. Dans ces conditions, les campagnols représentent une proie intéressante, puisqu’ils sont susceptibles de cohabiter dans ses terriers. Les rongeurs acculés dans le dédale exigu de galeries, que maître Tesson connaît comme sa poche, seront facilement croqués. Le blaireau consomme donc des campagnols dits « fouisseurs » et appartenant à différentes espèces : campagnols des champs, terrestres, agrestes, fouisseurs, souterrains. A l’inverse, il goûtera moins fréquemment aux mulots (à collier ou sylvestre) et au campagnol roussâtre, dont les mœurs sont plus surfaciques.

Hormis quelques consommations anecdotiques (hérissons, belettes, écureuil, lérot, et même muscardin !) qui relèvent peut-être plus du coup de chance que de l’agilité à la chasse, la consommation de campagnols fouisseurs se range dans la catégorie « opportuniste ».

Il est évident que le blaireau ne creuse en aucun cas ses terriers dans le but avoué d’acculer ses proies souterraines. Aussi, même les épisodes de pullulations entrent dans cette catégorie de ressources opportunistes. Si jamais les densités de campagnols terrestres ou des champs explosent, le blaireau en consommera massivement en raison de leur abondance, et non en relation avec une stratégie apparente de chasse active ou spécialisée. C’est la conclusion de Weber & Aubry (1994), qui notent que dans les pâturages et bois humides suisses, la consommation de campagnols par les blaireaux ne devient majoritaire dans le volume ingéré que s’il y a pullulation locale. Et ceci indépendamment de la disponibilité en lombrics. Les blaireaux ont tout simplement opté pour la ressource alimentaire la plus abondante.

Mais pour autant, n’oublions pas que les comportements alimentaires du blaireau varient selon les saisons et les milieux, et que si l’exception n’est jamais la norme, il peut arriver que des comportements alimentaires d’apparence spécialisés apparaissent localement. C’est notamment le cas des Blaireaux du parc national espagnol de la Doñana (Martin et al., 1995), en Andalousie, dont le régime alimentaire annuel atteint les 76 % de lapins ! Maître Tesson capture les nouveaux-nés (84 %) et les jeunes (14 %) qu’il sait déterrer pour les attraper. Encore une fois, notez que même ce comportement alimentaire spécialisé est soumis à deux conditions : le très faible pourcentage de captures d’adultes, trop véloces pour lui, et la concentration de cette chasse sur les périodes de reproduction. D’ailleurs dans ce cas aussi, Señor Tesson reporte son régime alimentaire sur d’autres ressources dès lors que la saison des laperaux est passée (Revilla & Palomares, 2002). Cette spécialisation ne dure donc qu’un temps !

En d’autres termes, une « spécialisation » peut survenir, mais sa nature opportuniste l’emporte puisque liée à la ressource disponible. D’autres preuves ? Les blaireaux suédois par exemple, spécialisés dans la consommation d’Amphibiens (50% max) que durant leur migration en fin d’hiver. De même, plus on remonte l’Europe selon la latitude, plus le Blaireau peut être consommateur d’oiseaux au sol (nidifications) (Hounsome & Delahay, 2005), ce qui peut provoquer des dégâts sur des espèces protégées. Mais dans ces deux cas, il s’agit encore une fois d’opportunisme selon les circonstances saisonnières.

Vous l’aurez donc compris, le régime alimentaire du blaireau se résume en une seule phrase : faire feu de tout bois selon les circonstances ! Tout le succès adaptatif de ce Mustélidé repose sur cette stratégie, qui lui permet d’être présent en abondance sur une très large aire de répartition. Pour autant, les postulats récents lui donnant le rôle de régulateur des campagnols « fouisseurs » ne sont qu’une mauvaise interprétation de données terrain recueillies lors des pullulations de rats taupiers. Si le blaireau en consomme alors majoritairement, c’est tout simplement parce que la ressource est en surnombre ! Et non pour une quelconque raison fallacieuse de spécialisation prédatrice. Les pullulations de campagnols n’en demeurent pas moins une problème pressant d’écologie des agrosystèmes. Mais pour autant, le blaireau ne mérite pas ce nouveau costume de « dératiseur » ! Il est victime d’un effet de mode actuel, qui consiste à vouloir à tout prix attribuer des missions ou services écosystémiques profitables aux espèces présentes dans nos écosystèmes. Comme si pour considérer un animal, il fallait avant tout lui attribuer une fonction, une valeur dans la nature.

Or ces réflexions oublient tout simplement que la nature ne se gère pas comme un service des ressources humaines d’une entreprise. Cette obsession de vouloir attribuer à tout prix de nouveaux services écosystémiques performants aux espèces que l’on souhaite protéger (le blaireau étant une espèce chassable en France) revient à inventer des postulats aussi farfelus qu’invérifiés. Et pourtant, il n’est pas nécessaire de redorer le profil d’une espèce pour la rendre intéressante. Le blaireau n’est ni « utile » ni « nuisible », il existe en tant qu’espèce et cela suffit amplement pour penser sa présence dans nos agroécosystèmes. Il fait partie de nos campagnes, et sa cohabitation avec les activités humaines entend tout simplement respecter sa présence et son domaine. En somme, comprendre sa présence et n’intervenir si besoin qu’avec raison. Simplement, patiemment. En intelligence et non par militantisme, donc.

Bibiographie :

Do Linh San, E. Le blaireau d’Eurasie. (2006) Editions Delachaux & Niestlé, 224 p.

Hounsome, T.; Delahay, R. (2005). Birds in the diet of the Eurasian badger Meles meles : a review and meta-analysis. Mammal Rev. 35, 2, 199-209.

Martin, R. ; Rodriguez, A. ; Delibes, M. (1995). Local feeding specialization by badgers (Meles meles) in a mediterranean environment. Oecologia, 101, 45-50.

Revilla, E. ; Palomares, F. (2002). Does local feeding specialization exist in Eurasian Badgers ? Can. J. Zool. 80, 83-93.

Rodriguez, A. ; Delibes, M. (1992). Food habits of badgers (Meles meles) in a arid habitat. J. Zool. Lond. 227, 347-350.

Weber, J.-M. ; Aubry, S. (1994). Dietary response of the European Badger, Meles meles, during a population outbreak of water voles, Arvicola terrestris scherman. J. Zool. Lond. 234, 687-690.

Les Nouveaux Prédateurs

Comment ils menacent les hommes sans protéger les animaux ?

Un essai engagé qui met en évidence les dérives de l’écologie radicale et des militants antispécistes. Protéger les animaux, leur assurer des conditions de vie décentes, consommer autrement en respectant notre environnement… Qui serait en désaccord avec ces principes fondamentaux ? Mais, on le sait, l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Aujourd’hui, les activistes antispécistes et les militants écologistes les plus radicaux détournent ces idées partagées par le plus grand nombre. Animés par une idéologie radicale, convaincus que l’intimidation peut remplacer l’échange démocratique, ils imposent, peu à peu, leur vision du « meilleur des mondes ».

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1 Commentaire :
  1. BERNARD BLET
    19/10/22

    Remarquable synthèse concernant le régime alimentaire de notre blaireau qui n’a rien à voir avec celui de l’africain (honey badger) ou des américains (badger et Wolverine).

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